La source essentielle
"Denys possédait cette qualité inestimable à mes yeux : il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient. S'ils ne s'agitent pas, ou s'ils ne peuvent pas s'empêcher de penser à une chose qu'ils doivent faire toutes affaires cessantes, ils s'endorment. Ces mêmes personnes peuvent fort bien demander quelque chose à lire, un livre ou un journal, et sont tout à fait capables de passer la soirée plongées dans quelque chose d'imprimé, et même de lire un conte. Ils se sont habitués à recevoir toutes leurs impressions par le truchement des yeux.
Denys, qui de manière générale avait l'ouïe très fine et avait développé ce sens durant ses safaris, préférait entendre une histoire plutôt que de la lire. Quand il arrivait à la ferme, il me demandait si j'avais de nouvelles histoires à raconter. En son absence, j'inventais des contes et des histoires. Le soir, il s'installait confortablement devant la cheminée, avec tous les coussins de la maison autour de lui, je m'asseyais en tailleur à côté de lui, telle Schéhérazade, et il m'écoutait raconter une longue histoire, du début à la fin. Il la suivait même mieux que moi, car lorsque, au moment décisif, un des personnages faisait son apparition, il m'interrompait pour me dire : "Cet homme est mort au début de l'histoire. Mais cela ne fait rien, continuez".
La ferme africaine,
Karen Blixen
Le lac nous appartient
Ben était assis sur le sable, il regardait les vagues f inir leur course sur le rivage. Il voyait la mer pour la première fois. Jamais il n’avait imaginé qu’elle pouvait être si puissante. On aurait dit qu’elle rouspétait contre la terre. À cet instant, un homme passa devant lui, vêtu d’un kikoi rouge coloré. Ben comprit qu’il était masaï. Un Masaï à Lamu, c’était inhabituel… Comme lui, il devait être loin de son village et de sa famille. Ben se leva et alla à sa rencontre.
— Bonjour, je m’appelle Ben, je viens de la rivière Nzoia. Comme le Masaï ne réagissait pas, il poursuivit.
— Je suis Luo, le lac Victoria nous appartient. Le Masaï ne disait rien et Ben se demanda s’il comprenait ce qu’il lui disait. Perdu par son air distant, Ben voulut partir. Le Masaï le retint d’un geste de la main et lui montra une dune de sable où ils s’assirent.
— Je m’appelle Luke. Je suis de la rivière Mara, j’ai tué un lion à l’âge de douze ans. Je vis à Lamu depuis trois ans mais toi, tu viens d’arriver. J’aime les histoires de voyages. Raconte-moi ton voyage.
Un large sourire éclaira le visage de Ben. S’il avait une chose qui lui tenait à cœur, c’était raconter l’aventure qui l’avait conduit jusqu’à cet archipel isolé du Kenya. C’était un matin frais qui annonçait une journée chaude. Il avait quitté sa maison de bonne heure. Sa mère lui avait préparé un repas pour le voyage qu’elle lui avait emballé précieusement dans un petit panier d’osier. Puis, avant qu’il parte, elle lui avait tendu un flacon rempli d’eau.
— C’est pour le jour où tu te marieras. Cette eau vient de la rivière où une pierre cache la source de cette eau destinée aux femmes. Tu dois lui donner de l’eau le jour de votre mariage pour qu’elle te reste fidèle.
— Mais, maman, je reviendrai bien avant de me marier… Sa mère avait levé le doigt pour que Ben se taise. Ils avaient déjà eu cette conversation. Il n’avait rien ajouté et avait quitté la maison de sa mère le cœur gros et la peur au ventre.
Dans le bus qui l’avait emmené à Nairobi, Ben avait regretté les contrées calmes de son village et l’étendue paisible de son lac. Les reverrait-il un jour ? Ben n’était certain de rien et il avait si peur qu’il aurait déjà voulu repartir et rentrer chez lui.
— Tu devrais sourire au lieu de te morfondre. Tu as la chance de voyager et d’avoir un travail qui t’attend à ton arrivée à Lamu.
C’était Eden qui l’avait grondé avec force. Eden… Elle était l’amie d’une cousine, elle habitait Mathare, un bidon ville de Nairobi. Ben logeait chez elle quelques jours avant de partir pour travailler à Lamu. Eden avait la peau douce et des yeux de chat. Ben voulait tant qu’elle vienne avec lui. Oui, Ben était amoureux d’Eden. Un matin, il versa l’eau que lui avait donnée sa mère dans un verre qu’il posa sur la table où ils prenaient leur petit-déjeuner. Ben devait partir le lendemain, il voulait savoir si Eden était la femme qui devait l’accompagner.
— Tiens, Eden, bois un peu d’eau, il fait chaud. La jeune femme regarda l’eau.
— D’où vient-elle, cette eau ? Elle n’a pas été bouillie, cette eau. Où l’as-tu prise ?
Ben ne savait que répondre. Eden était très attentive à l’eau qu’elle buvait, elle avait été très malade étant enfant après avoir bu de l’eau souillée. Depuis, elle essayait tou jours de boire du thé ou de l’eau bouillie.
— Elle vient du kiosque !
— Menteur ! Tu ne vas jamais au kiosque, tu ne sais pas où il est.
— C’est faux. J’ai rencontré une dame la dernière fois. Mary. Elle me disait que l’eau de ville était sans danger pour la santé car l’eau est contrôlée régulièrement.
— L’eau de Nairobi, bonne à boire ! Quelle idée !
Ben avait protesté. Il avait vraiment rencontré cette Mary, une ingénieure qui venait encourager les habitants à boire l’eau du kiosque car elle coûtait moins chère que celle des revendeurs. Eden doutait toujours. Elle avait tendu le verre à Ben pour qu’il la boive. Gêné mais décidé, il avait bu une gorgée pour la convaincre. Eden avait dit qu’il fallait attendre avant de savoir… Attendre, Ben ne voulait pas attendre. Il était parti le lendemain sans rien ajouter, per suadé qu’Eden n’était pas la femme de sa vie. Maintenant qu’il était seul, isolé et perdu à Lamu, il regrettait d’être parti sans lui avoir dit la vérité. Luke avait souri en l’écoutant.
— Si Eden est ta future femme, alors elle reviendra à toi comme l’eau du lac Victoria est revenue à votre peuple.
Ben était surpris. Luke connaissait donc la légende des Luo. Pour sa tribu, les eaux du lac Victoria étaient à l’origine de chaque rivière, chaque mer et chaque océan de la Terre. Chaque goutte d’eau appartenait au Lac et quand il avait été asséché, des milliers d’années auparavant, l’eau lui était revenue. Depuis, le lac Victoria appartenait aux Luo. En tous les cas, Ben le croyait fermement. Luke avait raison, si Eden devait devenir sa femme, elle reviendrait à lui.
Quelques temps après, Ben reçut une lettre. Eden avait bu l’eau de son verre et n’avait pas été malade. Depuis, elle pensait souvent à lui ; tous les jours, elle buvait l’eau du kiosque installé près de chez elle. Elle gagnait du temps au quotidien et de l’argent pour grossir ses économies. Dans l’enveloppe, elle avait glissé un billet pour qu’il visite Mombasa, là où vivait la sœur d’Eden. Ben eut le cœur rempli de joie. Mombasa était à mi-chemin entre Nairobi et Lamu. Près de Mombasa coulait une rivière, il emmè nerait Eden voir la rencontre de la rivière avec la mer. Ben en était certain maintenant, il trouverait une pierre et sur cette pierre, il demanderait à Eden de l’épouser.
Raconte-moi l'eau
Méditation-Voyage
Où est ta Lionne ?
Je te regarde au loin. Je sais d'où tu viens, tu ne sais pas où tu vas. Tu laisses le voyage te guider. Tu ignores que seul le voyage décidé compte. Tu oublies que l'action prime. C'est dans ton sang. C'est dans tes veines. C'est dans le pelage doré que tu as laissé à la consigne de l'incarnation.
Où est ta Lionne ?
Je te sonde depuis ma crête. Je sais ce que tu veux, tu ne sais pas ce que tu veux. Tu imagines, tu projettes, tu dessines les idées de te vie. Tu ignores que seul le chemin sait. Tu oublies que les croisements décident. C'est dans le texte. C'est dans la terre. C'est dans la peau argentée que tu portes sans t'apercevoir de ton silence de corps.
Où est ta Lionne ?
Je t'appelle depuis mon sommeil. Je sais ce que tu rêves, tu ne sais pas ce dont tu as rêvés. Tu ignores les signes, les significations de ton inconscient. Tu oublies les signes du sacré qui vit dans l'âme du monde. C'est dans l'autre. C'est dans le végétal, l'animal, le subtil. C'est dans l'esprit de la noblesse que tu as troqué pour un instant d'existence.
Où est ta Lionne ?
Tu sais désormais que je suis ta voix, celle qui trotte dans la tête de ton instinct. Je te juge avc sévérité. Je crache mon venin pour déterrer la beauté qui vit en toi. Je griffe ma puissance pour écrire ton destin. Je gueule et je rugis seulement quand tu as accompli cette Lionne qui est en toi... Cette femme instinctive, cet homme intuitif, cet être alchimique.
Tu es ta Lionne.
Tu es la Lionne.
Méditation-Voyage
Traverse la rivière avant d'insulter le crocodile.
Proverbe kenyan